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From: alain.hurtig@hol.fr
Subject: Maldoror, ses pompes, ses oeuvres
Date: Tue, 22 Sep 1998 18:26:19 +0200
J'ai hésité avant d'envoyer ces longues, un peu pompeuses et passablement narcissiques (en tout cas très subjectives) explications sur le processus de « création » de mon interprétation des _Chants de Maldoror_ d'Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. Mais après tout, on est là pour discuter typo et mise en pages, alors... Et puis ceux que ça ennuie ne liront pas :-).

------------------ Donc, fin mars, j'ai lancé sur la liste l'idée de débattre d'une possible mise en pages de ce poème en prose, de ce texte sublime, dément, maléfique.

Des diverses réponses obtenues, j'avais été surtout impressionné par les idées de Thierry Bouche et d'Olivier Randier. De Thierry : retrouver l'esprit de l'édition populaire (feuilletonesque) du siècle dernier, et faire des pages noires, sales, qui collent aux doigts. Et d'Olivier, la suggestion de faire tout à l'envers (empagement aberrant, espaces très lâches - trop larges ou trop serrées selon les lignes -, etc.), qui m'a été d'un secours essentiel pour réaliser mon programme.

L'idée d'utiliser Fenice était géniale : cette police est anguleuse, noire à souhait, remplie de contrastes qui font mal, aussi bien horizontaux que verticaux, et son dessin rappelle un peu les journaux quotidiens fin-de-siècle ; c'est, dans son genre, un monstre, l'habit d'obscurité parfait pour le Maître de la Douleur. [NB : cette réinterprétation hyper-audacieuse (tendancieuse ?) des didones est due à Aldo Novarese, qui l'a dessinée en 1977, et vendue en 1980 à ITC (source : Adobe) : cet homme est décidemment doué pour les, heu..., les... Bon, je ne veux pas me fâcher avec un éventuel admirateur du grand typographe !]

On remarquera que Fenice ne fait aucune concession à la « joliesse » du dessin : elle n'a même pas de ligatures ornementales, elle est une ornementation en soi, fleur vénéneuse et absurde de la typographie. J'ai aussi été tenté, un moment, d'employer Tiffany. Mais bon : trop c'est trop et j'ai renoncé à cette impasse.

Le chantier a été provisoirement mis de côté dans les tous premiers jours d'avril : je me battais, en ces temps-là et dans la « vraie vie », pour échapper aux pièges mortifères d'une sorte d'équivalent femelle de Maldoror, une certaine MM (il s'agit de ses authentiques initiales ! ça ne s'invente pas..), laquelle a finalement entraîné d'autres que moi dans son royaume du Mal personnel.

Dès le début de juillet, le projet s'est remis à murir dans ma tête, doucement, tranquillement.

-------------------------- Au coeur de l'été, j'en étais arrivé aux conclusions suivantes : il s'agit _d'obliger à lire_ un texte par nature illisible, mais aussi d'arrêter le lecteur par la gêne _physiquement_ ressentie devant la mise en pages, le tout en le forçant à poursuivre la lecture. Et aussi de restituer l'aspect épique, lyrique, du poème, tout en soulignant son côté malsain, cliniquement malade et fou. De faire à la fois de la typographie invisible (purement fonctionnelle) et visible (totalement expressive). Vaste ambition (« Je te salue, vieil océan » ! ;-)).

J'ai travaillé assez distraitement là-dessus dans le cours du mois d'août, en pliant des papiers au hasard, en dessinant des colonnes, en partant du nombre d'Or, du A4, du carré, du n'importe quoi. Échec.

Progressivement, je parvenais pourtant à un format allongé. Impossible d'en sortir ! Comme un livre pour enfants, comme un livre aux lignes trop longues, lesquelles peuvent aussi bien rebuter que permettre qu'on s'y installe : qui acceptera un voyage au long cours en compagnie du Monstre ? Il faut croire, cependant, que j'ai trop l'habitude des formats verticaux, parce que j'ai tenté un moment de diviser mon empagement horizontal en deux colonnes : mais c'était trop « joli », un peu mièvre (comme on me l'a d'ailleurs signalé sans ménagements !), alors j'ai renoncé.

Quand je m'y suis vraiment remis, à la mi-septembre, ça a été pour m'apercevoir que j'étais coincé par ce que je croyais être un pré-requis : canoniquement, on détermine l'empagement à partir du format de page. Mais Olivier ne m'avait-il pas suggéré de faire _tout à l'envers_ ? J'ai alors repris le collier en déterminant _d'abord_ l'empagement, et _ensuite_ la page, le support matériel du texte.

Donc, prendre un multiple de 1,666, parce que 666 est le chiffre de la Bête (logique, non ? :-)) et puis la proportion tombe à un poil près dans la série de Fibonacci : le risque d'erreur est faible. Comme je ne suis pas doué en calcul mental, j'ai démarré sur 10 cm de hauteur : L * h = 16,66 * 10. Remplissage de la colonne avec un bout de texte, en Fenice Reg. Oui, ça fonctionne !

Et pour la page ? J'ai tatonné un peu, pour finir par tomber sur une formule permettant au lecteur d'être inconsciemment troublé, et de passer son temps à chercher, où, non de Dieu, il peut bien y avoir un carré dans cette page allongée ! (Bref, il s'agissait de déstabiliser le lecteur, qui serait ainsi contraint de tourner les pages, captivé par ma ruse ;-). Il me fallait aussi atténuer le sentiment de statisme induit par le format à l'italienne. Après deux ou trois tentatives, j'ai conservé la largeur de colonne comme hauteur de page (voilà le carré !), et j'ai cassé la proportion pour la largeur, en multipliant par deux. Donc : L * h = 20 * 16,66.

J'ai posé la colonne au pif dans la page, ne me fiant qu'à mon oeil et à l'intuition de ma main. Le centrage horizontal s'est imposé du premier coup : c'était la seule solution, je suppose. La position verticale a été plus baladeuse, surtout à cause de ce fichu folio que je ne savais pas où mettre. Et puis, finalement, tout à fini par trouver sa place.

Dernier détail : j'ai hésité à mettre un titre courant. Mais la remarque (en privé) d'un colistier, selon qui on pouvait feuilleter ce livre « comme un bloc-note » (à cause de sa symétrie, je suppose) m'a tellement vexé que j'ai décidé d'en mettre un, finalement, en l'employant comme outil de disymétrie discrète (corps 8, Fenice Light). Ça n'a pas suffit, puisque j'ai eu ensuite une suggestion similaire en dépit de cette disymétrie droite-gauche. La faiblesse de ma maquette est ici évidente, mais je n'y peux plus rien !

----------------------- Et le texte, dans tout ça ? Et le gris typo ? J'y travaillais, en même temps.

La force de corps du texte n'a jamais varié : c'est du 12, division d'or de la typographie. L'énorme et écrasant chiffre romain au débat de chaque Chant a toujours été là, dans son immuable corps 48 : il est si lourd, surtout suivi par cette ligne de « faux titre » en gras (qui appartient au texte, que je ne voulais pas enlever) qu'on est presque content de tourner la page ; la suite en paraît presque légère...

Je voulais densifier les pages, les maculer de noir. Cela a été obtenu par un interlettrage négatif invariable (c'est-à-dire que XPress n'a pas le droit de le modifier pour ses calculs de justification). Dans les travaux préparatoires, j'ai longuement fait bouger cette valeur, avec des essais allant de 0 % à -8 %, avant de me fixer définitivement sur -5 %.

Mais il fallait encore augmenter le malaise de lecture, son inconfort. Cela pouvait être obtenu par un interlignage neutre ou négatif. J'étais parti d'un interlignage de 11, mais la lecture était vraiment trop difficile. Finalement, je suis arrivé à 11,85, valeur qui me permet de rentrer à peu peu pile dans ma colonne de 10 cm de haut. Comme les jambages du Fenice sont très courts, les lignes ne se rentrent jamais dedans, sauf pour les (rares) capitales accentuées, qui heurtent parfois un « g » ou un « p », et alors il faut un peu bricoler au montage, mais ça ne m'a pas paru trop contraignant.

Enfin, j'ai suivi la leçon d'Olivier pour les espaces, afin de souligner l'aspect déjanté du poème, mais aussi de lui donner un rythme, d'en souligner la scansion. Après de longs essais (j'y reviens plus bas), les fines sont scandaleusement et volontairement larges (100 % de la valeur de l'espace !), et les espaces proprement dites varient de 30 % de leur valeur théorique au minimum (soit la largeur classique de la fine) à 500 % au maximum, l'optimum étant de 130 %. Oui, je sais, c'est gonflé et très risqué, mais _Maldoror_ l'est aussi, donc...

Chaque ligne est évidemment blanchie dans les intermots au hasard de la justif' calculée par XPress : avec de tels paramètres, certaines lignes sont exagérément serrées, d'autres très très lâches, et le gris n'est jamais le même sur chaque page : tant mieux ! Je ne touche en principe pas aux espaces lors du montage, sauf pour éloigner une cap accentuée d'un jambage sur la ligne d'au dessus, et bien entendu lors du meurtre en masse des veuves et des orphelines : je suis donc parfois obligé de ramener un mot sur la ligne supérieure ou inférieure, mais toujours en jouant sur la taille des espaces (il y a un bug de XPress très commode pour ça), jamais en modifiant les interlettrages (ni, faut-il le préciser ? en étroitisant ou en élargissant les caractères). Je laisse les lézardes en place, trop content quand elles sont belles et grandes, et que le regard dégouline dedans.

Pour imposer un césurage minimal (il fallait qu'il y ait quand même quelques divisions de mots, afin de créer la surprise), j'ai imposé que seuls soient coupés les mots de 10 lettres et plus, avant ou après la cinquième lettre seulement.

Restait à trouver précisément toutes ces valeurs de réglages. C'est le même processus que d'habitude : on fait varier les paramètres sur du vrai texte (les cinq premières pages du Chant 1, en l'occurence), l'un après l'autre, chacun influençant le gris typo de l'ensemble, jusqu'à ce qu'on soit satisfait. Quand on croit avoir trouvé, on change encore une valeur, juste histoire de voir, et patatras ! tout s'effondre et bien sûr on a oublié quels étaient ces réglages qui, il y a une heure, faisaient si bon effet. Alors on recommence. Bref, j'ai bossé, imprimé, déréglé, reréglé... Là, c'est l'oeil qui est le maître, critique et exigeant, c'est lui qui guide, c'est lui qui sait.

Trois jours plus tard, et après une demi-ramette de papier jetée à la poubelle (j'aurais été content de sortir du bromure aussi, mais je n'en ai pas eu les moyens financiers), j'en suis arrivé à la conclusion que j'avais à peu près trouvé ce que je cherchais...

------------------------ Pour finir : fallait-il créer un renfoncement d'alinéa ? Non, ça aurait été une concession à l'esthétique du « livre bien fait ». Mais la puce carré qui signale le début de chaque strophe (sauf au Chant 6, où les strophes sont numérotées par l'auteur) m'a parue bien utile, accompagnée de sa ligne blanche supérieure : elle donne un rythme vertical qui soulage un peu le lecteur (à moins qu'il ne l'accable ?) Pas de renfoncement non plus lors des ruptures de paragraphes au sein d'une même strophe, sauf dans le long dialogue du Chant 1 (les didascalies de la scène avec Édouard), petit sacrifice du Principe au service du Sens (sans ce renfoncement, le dialogue devenait presque incompréhensible, pour le dire plus clairement).

-------------------------- À part ça, quelques nouvelles de l'objet : j'en suis au Chant 6, pas mécontent d'en avoir presque fini ; le PDF sera à http://altern.org/ahurtig/maldoror.pdf demain matin, je pense.

J'ai pensé à la couverture, je me demande s'il faut mettre une table des matières (je ne crois pas). Je m'apprête à passer de très longues heures sur le colophon.

Et je cherche toujours un relecteur attentif...

PS : Si vous connaissez un mécène, j'ai des idées pour le choix du papier, donc pour l'impression ;-).

Alain Hurtig mailto:alain.hurtig@hol.fr -------------------------------------------------------------------------------- N'est-il pas curieux qu'un être aussi vaste que la baleine voie le monde à travers un oeil si petit et qu'elle entende le tonnerre avec une oreille plus menue que celle d'un lièvre ? Herman Melville, _Moby Dick_.