Lettre
à Paul Déroulède
Alphonse
Allais, extrait de Deux et deux font cinq (1885)
Mon cher
Paul,
Vous
permettez, n’est-ce pas, que je vous appelle Mon cher Paul,
bien que je n’aie jamais eu l’honneur de vous être présenté, pas plus
que vous n’eûtes l’avantage de faire ma connaissance ?
Je
vous ai rencontré plusieurs fois, drapé d’espérance (laissez-moi
poétiser ainsi votre longue redingote verte). Les pans de cette
redingote claquaient au vent, tel un drapeau, et vous me plûtes.
Et
puis, qu’importent les présentations ? Entre certaines natures,
on se comprend tout de suite ; on essuie une larme furtive, on
réprime un geste d’espérance et on s’appelle Mon cher Paul.
Comme
vous, mon cher Paul, je n’ai rien oublié. Comme vous, je ronge le
frein de l’espoir.
J’ai
les yeux constamment tournés vers l’Est, au point que cela est très
ennuyeux quand je dîne en ville.
Si
la maîtresse de la maison n’a pas eu la bonne idée de me donner une
place exposée à l’Est, je me sens extrêmement gêné.
Passe
encore si la place est au Nord ou au Midi ; j’en suis quitte pour
diriger mes yeux à droite ou à gauche.
Mais
quand on me place en plein Ouest, me voilà contraint de regarder
derrière moi, comme si mes voisins me dégoûtaient !
Ah !
c’est une virile attitude que d’avoir les yeux tournés vers l’Est,
mais c’est bien gênant, des fois !
Enfin,
et pour que vous n’ayez aucun doute à mon égard, j’ajouterai que,
selon la prescription du grand Patriote, je n’EN parle jamais, mais
j’Y pense toujours.
Cela
posé, entrons dans le vif de la question.
Vous
devez bien comprendre, mon cher Paul, qu’avec le caractère ci-dessus
décrit, j’ai la plus vive impatience de voir Français et Allemands se
ruer, s’étriper, s’égueuler comme il sied à la dignité nationale de
deux grands peuples voisins.
Il
n’y a qu’une chose qui m’embête dans la guerre, c’est sa cherté
vraiment incroyable.
On
n’a pas idée des milliards dépensés depuis vingt-cinq ans, à nourrir,
à armer, à équiper les militaires, à construire des casernes, à
blinder des forts, à brûler des poudres avec ou sans fumée.
Tenez,
moi qui vous parle, j’ai vu dernièrement, à Toulon, un canon de marine
dont chaque coup représente la modique somme de 1 800 fr. (dix-huit
cents francs). Il faut que le peuple français soit un miché
bougrement sérieux pour se payer de pareils coups.
Vous
l’avouerai-je, mon cher Paul, ces dépenses me déchirent le cœur !
Pauvre
France, j’aimerais tant la voir riche et victorieuse à la fois !
Et
l’idée m’est venue d’utiliser la science moderne pour faire la guerre
dans des conditions plus économiques.
Pourquoi
employer la poudre sans fumée, qui coûte un prix fou, quand on a le
microbe pour rien ?
Intelligent
comme je vous sais, vous avez déjà compris.
On
licencierait l’armée, on ferait des casinos dans les casernes, on
vendrait les canons à la ferraille. On liquiderait, quoi !
Au
lieu de tout cet attirail coûteux et tumultueux, on installerait
discrètement de petits laboratoires où l’on cultiverait les microbes
les plus virulents, les plus pathogènes, dans des milieux appropriés.
À
nous les bacilles virgule, à nous les microbes point d’exclamation,
sans oublier les spirilles de la fièvre récurrente !
Et
allez donc !… Le jour où l’Allemagne nous embêtera, au lieu de
lui déclarer la guerre, on lui déclarera le choléra, ou la variole, ou
toutes ces maladies à la fois.
Le
ministère de la Guerre sera remplacé, bien entendu par le ministère
des Maladies infectieuses.
Comme
ce sera simple ! Des gens sûrs se répandront sur tous les points
de la nation abhorrée et distribueront, aux meilleurs endroits, le
contenu de leurs tubes.
Ce
procédé, mon cher Paul, a l’avantage de s’adresser à toutes les
classes de la société, à tous les âges, à tous les sexes.
L’ancienne
guerre était une bonne chose, mais un peu spéciale,
malheureusement : car on n’avait l’occasion que de tuer des
hommes de vingt à quarante-cinq ans.
Les
gens à qui cela suffit sont de bien étranges patriotes.
Moi,
je hais les Allemands ; mais je les hais tous, tous, tous !
Je
hais la petite Bavaroise de huit mois et demi, le centenaire
Poméranien, la vieille dame de Francfort-sur-le-Mein et le galopin de
Kœnigsberg.
Avec
mon système, tous y passeront. Quel rêve !
Voyez-vous
enfin les chères sœurs reconquises ?
Peut-être
que, grâce à mes microbes, les chères sœurs seront dénudées de leurs
habitants ?
Qu’importe !
Le résultat important sera obtenu : On n’EN parlera jamais et on
n’Y pensera plus !
Enchanté,
mon cher Paul, d’avoir fait votre connaissance, et bien du mieux chez
vous.
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