| Pour Daniel, qui peut-être ne se doutait pas de tout ça… |
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« Typophilie :
attachement excessif et fascination pour les formes
des lettres, souvent à l’exclusion de tout autre centre d’intérêt. La plupart des typophiles meurent seuls et sans le sou. » Ellen LUPTON, Comprendre la typographie, Éd. Pyramid, Paris, 2007. |
Le
travail qui sert de support à cette petite étude n’est pas à
proprement parler une affiche. Ce n’est pas non plus un calligramme…
Quelqu’un m’a dit que c’était un colophon ; mais sur du A2, ça en
ferait le plus grand colophon du monde. Et puis, est-ce que c’est
vraiment réussi ?… Est-ce que c’est raté ?… Est-ce que ce ne
serait pas surtout un prétexte, par hasard ? Un prétexte pour
parler d’autre chose ?
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Éclipse
(détail)
Composition en Perpetua, corps 15, interlignage 18. Décembre 2007–janvier 2008. Cliquez ici pour voir la totalité de la page, à 50 % de son format final : le A2. Cliquez ici pour técharger Éclipse au format PDF. |
Et,
parmi toutes ces autres choses, un prétexte pour parler du
Perpetua ?
Il
y avait longtemps que j’avais envie de taquiner ce caractère. Quoi
qu’on en dise, le choix d’une police n’est pas, ou en tout cas pas
seulement, un problème de connotation, de dénotation, de sens,
d’histoire des formes : c’est d’abord, et comme toujours, une
affaire d’envie, donc de désir.
Une
police exigeante

Le
Perpetua est peut-être un des grands mal-aimés des polices de labeur.
Œuvre d’Eric Gill, concepteur du
très inabouti mais très célèbre Gill
Sans (ci-contre un extrait du catalogue de Monotype qui en fait
la promotion) et aussi des médiocres Golden
Cockerel et Joanna,
ce caractère prend sa place dans le programme résolument vintage
qu’avait conçu Stanley Morison (lui-même dessinateur, hélas, du Times)
pour appuyer et accompagner le développement de Monotype en
Grande-Bretagne, dans les années vingt du siècle dernier [1].
Il était même conçu pour en être le porte-étendard, le navire
amiral : ça n’a pas fonctionné.
Pourtant,
le Perpetua reste extrêmement séduisant. Son dessin procure au
lecteur, pour peu que la composition soit correctement menée et ne
rende pas la page fade, trop complexe ou trop pâle, la sensation
étrange d’un gris particulièrement délicat et velouté, mais rehaussé à
chaque fois d’un sentiment de surprise qui conduit la lecture et ne la
lâche plus.
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Les
pleins et les déliés du Perpetua (à gauche) comparés à ceux —
bien plus contrastés — d’une autre réale [2] :
le Baskerville de Monotype (à droite).
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Les
forces d'œil des lettres hautes et basses, relativement
homogènes, comparées à celles de l’Adobe Garamond,
du Walbaum et enfin tout à droite (et juste pour rire) du Bernhard Modern. |
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La
rigueur des verticales, qui contribuent à la scansion des
phrases et à la structure du gris typographique.
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La
subtilité, la finesse et la force des empattements, des
attaques, des terminaisons et des raccords des panses et des
fûts : c’est le fil conducteur de la lecture jusqu’au
bout de chaque ligne.
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Cette
police d’apparence si aimable est en réalité extrêmement exigeante. Le
Perpetua prend le lecteur en main et, toute en anguleuse douceur,
s’empare de son regard et le contraint à se saisir des propos auquels
il se confronte : elle l’oblige, même s’il est inattentif ou
distrait, à s’immerger dans le texte pour pas risquer de s’y
perdre ou d’en être trop vite éloigné.
Le
Perpetua, donc. Un moment, j’ai caressé l’espoir qu’il puisse servir
d’écrin à l’Opus
de Jean-Pierre Lacroux : j’explique sur
cette page Web pourquoi j’y ai renoncé. Une amie graphiste,
Delphine Ô., m’en avait également montré l’utilisation qu’elle en
fait en texte pur : un travail à la fois naïf et spontané,
parfait dans sa délicatesse et son efficacité.
Enfin,
j’avais tenté ma chance à l'automne 2007, pour un travail de commande
finalement refusé : dans ce livre d’histoire contemporaine, la
force subtile du caractère me semblait venir, d’un même mouvement,
atténuer et rehausser le sérieux académique du texte et la gravité du
sujet traité.
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Étude
pour un livre d’histoire, composition en Perpetua.
Texte : corps 11,5, interlignagne 13. Notes : corps 10, interlignage 11. Format : 160 mm × 240 mm. Septembre 2007. |
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Par un
matin d’hiver,
j’ai mis le Perpetua à l’épreuve
« Typocondrie :
angoisse persistante d’avoir fait le mauvais choix de
caractère. Souvent accompagnée de S10 (syndrome de l’interlettrage
optique),
besoin d’ajuster et de réajuster constamment les espaces entre les
lettres. »
Ellen LUPTON,
Comprendre la typographie, Éd. Pyramid, Paris, 2007.

La
forme qu’on peut voir ici naît surtout du hasard et de l’opportunité.
J’avais un cadeau à faire… Sur la Moselle gelée, j’ai vu le soleil se
lever, énorme et tout orange comme un ballon d’enfant. Alors, je ne
sais trop pourquoi, j’ai subitement repensé à l’éclipse de 1999 et à
un petit texte que j’avais écrit pour fixer l’événement.
La
forme s’est imposée d’elle-même : un grand rond, un autre qui
entre dedans pour compenser la monotonie du premier, un grand format
puisqu’il s’agissait d’un cadeau, un interlignage un peu fort
(certaines lignes sont très longues et le texte doit pouvoir continuer
à se lire).

L’usage
des pieds-de-mouche (le signe ¶) pour remplacer les retours d’alinéa
permet d’éviter de grandes lignes blanches à la fin des paragraphes.
Il m’a paru qu’il entraînait presque obligatoirement l’interdiction de
césure sur tout le texte.
Le
reste (réglage des approches entre les lettres et des espaces entre
les mots, élimination des lézardes, régularité de l’habillage du
texte, etc.) relève de l’expérience, de la critique fertile et
aussi du savoir-faire.
[1]
Parmi les milliers de liens Internet qu’on trouve sur Eric Gill et le
Perpetua, on pourra lire
cette étude de Tiffany Wardle (PDF, en anglais) sur la création
et l’histoire du caractère, qui en aborde les enjeux historiques,
esthétiques, théoriques, industriels et personnels. Ironiquement (mais
l’ironie est très certainement involontaire), l’auteur de ce document
y fait aussi la preuve par l’absurde que la typographie ne devrait pas
être laissée entre toutes les mains.
[2] Certains
classent le Perpetua dans les incises, ou veulent y voir l’influence
du travail des lapidaires (Eric Gill était aussi graveur sur pierre).
Mais
il suffit de comparer, en particulier de regarder les
« marqueurs » que sont les empattements (ou leur absence) et
les axes des lettres, pour voir que c’est une absurdité et que le
Perpetua est bel et bien une réale :
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Voici deux incises
classiques :
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Albertus
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Optima
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Une « lapidaire »
bien connue :
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Trajan (dans l’impeccable
version de Goudy)
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Trois réales :
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Calson
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Perpetua
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Baskerville
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